Depuis notre rencontre, j’ai poursuivi intérieurement la conversation sur la mort et ses suites. Réaction à retardement, comme à l’accoutumée.
De la foi (confiance) et de l'espérance, héritages chrétiens il va sans dire, en ce qui a trait à la mort j’appliquerais la seconde. Je n'arrive pas à éprouver la confiance, la certitude qu'il existe un lendemain à cette existence, cependant je garde tout de même un mince espoir. Moi aussi j'espère compléter ultérieurement ce qui demeurera inachevé dans ce passage-ci, mais sans l'idée de réincarnation. Je m’explique cela plus comme un — ou des — changement de forme, comme on passe d'un stade cellulaire à celui de singe nu. Je souhaite qu'il y ait accessoirement une surprise après (ou plusieurs). Mais je ne vois pas d’intérêt à réapparaître sous allure humaine ou terrestre. L'univers est si vaste.
Pour ce qui est du moment du décès, les manifestations au-delà du lieu physique du corps ne me posent pas de problème, pas plus que la télépathie, expérimentée à l'occasion (pas aussi systématiquement que toi, mais quand même). Pour moi, les synchronismes entourant ce moment s’inscrivent comme des événements télépathiques ou des poltergeists, donc non pas comme des phénomènes de l’au-delà, mais de la vie débordant de l'enveloppe corporelle. D'ailleurs, plusieurs considèrent la médiumnité comme une forme de télépathie, avec des vivants.
La question du temps
J'essaie
d'imaginer le temps autrement que linéaire. Difficile, sa conception demeure un
héritage culturel fort. Les hypothèses circulaires ou en couches
superposées me semblent intéressantes, surtout la seconde (les
tunnels de verre). Et là, des portes s'entrouvrent, dont j’ignore le sens. Une
sorte de possible 4e ou 5e dimension. Explorer, pressentir différemment. À la
fin de la vingtaine, j’affirmais davantage. Par exemple, concevoir l'éternité;
l'éternité comme un plongeon, une profondeur de l’instant présent. Je ne nie
pas, je souris. Peut-être bien que oui, peut-être bien que non.
J'ai beaucoup
parlé de mon père depuis notre souper, de ces images récurrentes qui
m'empêchent de dormir. Ce regard que je ne saisis pas. Un préposé le tourne
sur le côté, il sort de son quasi-coma et s'agrippe avec une fermeté qui me
surprend à la ridelle, lui, alité pendant des heures sans le moindre mouvement.
Pour se protéger du danger, celui de heurter son visage blessé? Cette
force soudainement déployée. Les yeux grands ouverts, il me fixe. Je suis
assise face à lui. Que me dit-il? Exprime-t-il quelque chose? Ses yeux bleus ne
sont pas vides mais silencieux. Il me regarde, est-ce seulement et tout cela?
Est-il heureux, désirerait-il une autre présence, celle de ma mère? Cela le
laisse-t-il indifférent là où il est rendu?
Lors de l’agonie de
ma grand-mère paternelle, quelque chose de semblable s’était produit. Sans son
dentier, je ne comprenais pas ce qu'elle tentait désespérément de formuler. Après
sa chute, à lui non plus on n'a pas remis le dentier. La faiblesse s'ajoutant,
on ne l'a plus compris, puis il s'est tu. Ne restaient que ces quelques battements
de paupières. L'angoisse de ne pas saisir ses ultimes paroles, qu'il n'ait pu
les communiquer.
La situation m'en
rappelle une autre. Ma mère me donnant le choix d'une bague, elle offrait la
seconde à sa bru enceinte de leur premier petit-fils. Ma mère, tellement comblée
par la venue de ce second petit-enfant, trente ans après le premier (en fait
une petite-fille). Elle n'en espérait plus. Elle envisageait même de joindre le
coffret de ses alliances — oubliant la réalité des couples d'aujourd'hui. J'ai croisé
le regard de mon père. Muets, nous ne prononcions mot. Je l'ai pris, tout autre
scénario me paraissant intolérable. Cette expression, était-ce la même? Inquiète,
déroutée, impuissante, angoissée devant l'incontrôlable, l'aléatoire. Une
demande insonore. Cette fois-là, j'avais compris, j’imagine. Dans le fond, je
ne fais possiblement que projeter mes propres interprétations.
Je percevais deux
choses, l’autorité avec laquelle il se tenait, et une sorte de résignation. Je vivrai
sans réponse. Je pensais la détenir hier soir, associant ces deux regards, et elle
m’a échappée et n'en suis plus certaine aujourd'hui.
J'ai trouvé
extrêmement angoissant la proximité de la mort (bref, depuis le
diagnostic) — et cette incertitude que nous partagions quant à l'après. Je
revois un haussement d'épaules. Je m'acharnais à lui lire un texte qui —
je supposais — l'aiderait, m'aiderait. Un extrait du credo de l'Église
unie qui commence ainsi : Nous ne sommes pas seuls... et le monde
s'y crée et continue de se créer et nous sommes parties prenantes de ce
processus. Un autre geste ininterprétable : il jugeait cela insignifiant,
il aspirait ne plus en parler, il souhaitait que je change de disque? Ou encore
un « je verrai rendu là, je ne puis plus rien maintenant ».
La veille de sa
mort, j’ai sommeillé à ses côtés. Il respirait calmement, régulièrement. Je
savais qu'il ne mourrait pas pendant la nuit. Un préposé, un Noir bâti comme
une armoire à glace, est passé pendant son sommeil. Assurer le confort du
mourant, inspecter sa couche (réalité des derniers milles), le tourner
délicatement vers moi. Ce footballeur y allait avec tant de douceur et
d’attention. Il baissa même le lit pour qu'il soit à la hauteur du mien. J'ai
été touchée. Au matin, le médecin s’arrête. Je lui demande comment reconnaître
la fin. il m’annonce que mon père résiste, qu'ils ne s'attendaient pas à ce
qu'il survive à la fin de semaine. Pourtant, il respire si paisiblement, il n'a
rien d'un homme en lutte. Dans la matinée, je transmets à papa que maman
aimerait l’accompagner quand il partira. Je ne doute pas qu'il m'entende, mais
j’ai la certitude de ne rien lui apprendre. Ma mère et Denis arrivent.
Nous revenons de dîner. Alors que nous discutons d'histoire et de cinéma, de Spielberg et de La Liste de Schindler, vers 13 h 44,
papa expire sans que l'inspiration reprenne immédiatement. Je fais asseoir
maman au plus près de lui. Cela se produit quelques fois. Je vérifie auprès de
l'infirmière, elle confirme. On ignore combien de temps cela durera. Je vis une
extrême tension, suspendue à chaque expiration dans l'attente de l’inspiration
suivante. Un léger râle, si léger. Le dernier soupir. Mes épaules se libèrent d’un
poids incommensurable. L'anxiété disparaît spontanément, à mon grand
étonnement. À l’horloge, 13 h 47, 49 ou 52, un flou.
Je présumais ce
soulagement lié à l’épilogue de l'attente. Cela est certainement partiellement
vrai. S’agit-il à nouveau d’une simple projection? Toutefois une image m'est
venue hier soir. Quand mon père a lâché prise, il a quitté prestement. Aucune
présence ressentie après son dernier souffle. Il n'était plus là, vraiment plus
là. Ni au plafond, ni ailleurs. La voici : Ça y est, j'y vais! et
il s’est envolé, devenu tout léger, abandonnant l'angoisse, la carcasse et tout
ce qui s’y accroche. J'ai senti quelque chose qui ressemble à un envol, un peu
comme lorsque l’on s’amuse à se balancer à plusieurs pour en larguer un qui
s'élève et va plus loin. Dans le même élan. Je ne sais comment les autres l'ont
éprouvé, je leur demanderai un jour.
J'aurai
accompagné mon père.
©Colette Bazinet,
2013